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Mes lectures

14 mars 2011

Mes lectures du mois

Je plaide dans cet essai en faveur d’une thèse non ou peu orthodoxe : sauf exceptions, au demeurant stimulantes, les techniques (dont l’Internet) par elles-mêmes ne changent ni les sociétés ni les cultures – ou, pour faire simple, n’ont pas d’incidences directes sur nos croyances profondes ni sur les rapports de pouvoir dans les sociétés. Les techniques ne font, éventuellement, que dévoiler le changement sociétal ou culturel potentiel, voire l’amplifier et l’accélérer lorsqu’il est déjà réalisé – ce qui est déjà beaucoup ! – mais ne le provoquent pas.

 

Croire le contraire, c’est adhérer au déterminisme technologique, et donc accepter l’idée que ce sont les choses que nous créons qui nous gouvernent.  Une telle idée n’a rien d’absurde – elle a été soutenue par des penseurs aussi profonds que Ellul et Heidegger. Je vais cependant m’employer à montrer que cette croyance n’est pas fondée, et que si nous sommes en apparence victimes d’un certain engrenage technologique c’est que nous le voulons bien. Et si nous le voulons bien, c’est que tout se lie pour nous persuader que chaque avancée technologique (quelle qu’elle soit) est TOUJOURS un « progrès » – le système économique dominant étant le premier bénéficiaire de cette «technomanie » qu’évidemment il contribue à entretenir. Je m’empresse d’ajouter (même si ce n’est pas le thème central de la réflexion que je propose ici) que nous ne sommes pas plus déterminés par les techniques que par le système économico-financier ambiant dont nous pouvons fort bien changer les règles. Si nous ne le faisons pas, c’est que nous pensons y trouver un intérêt, ou encore que nous sommes intoxiqués par les miasmes d’un fatalisme collectif (en gros la « servitude volontaire », non exempte de masochisme ), voire ceux d’un libéralisme caricatural persistant[1].

 

Pour en venir au point nodal de mon travail, l’Internet, qui n’a été que l’aboutissement de techniques en germe pendant des décennies, donne lieu à un grand nombre d’usages dont beaucoup facilitent considérablement notre vie, mais dont certains sont détestables (comme la propagation de rumeurs pernicieuses ou le bruit insipide de l’incessante « communication »), voire préjudiciables, en dépit des apparences, à la politique, à l’art, à la science et à l’économie – ce que je tenterai de montrer. Un exemple parmi d’autres : la quasi abolition des distances et des frontières dans la communication a fini par renforcer l’idée pernicieuse que le monde est plat et donc sans singularités, et que la localisation des hommes et des productions dans un espace perçu comme de moins en moins réel est indifférent si les firmes et le « marché global » en tirent profit, et qu’au fond « la société, ça n’existe pas », ni les cultures ni le poids de l’histoire. Pour dire les choses un peu plus crûment, il existe une idéologie euphorisante et déréalisante de l’Internet qui n’est pas sans liens avec l’idéologie de la globalisation[2].

 

Rien ne nous oblige à supporter ces usages et les idéologies qui en découlent ou qu’ils fortifient : nous pouvons démocratiquement décider de les redresser, même si la tâche est ardue.

 

1

 

Cette entrée en matière (au moins celle du premier paragraphe) peut surprendre. Elle est néanmoins probablement appelée à devenir une problématique « standard ». C’est du moins ce que révèle la revue The Edge qui chaque année pose une question de fond à 170 experts, scientifiques, artistes ou écrivains. Pour l’année 2010, la question était la suivante : est-ce que l’Internet modifie la façon dont vous pensez ? Beaucoup d’entre eux ont répondu en posant d’abord la question de savoir si les techniques ont une incidence sur le cerveau et le mode de pensée. Il n’est peut être pas indifférent d’apprendre que plusieurs (en particulier des « scientifiques ») ont donné une réponse négative… Certes, la question de savoir si l’Internet agit sur le cerveau des individus est une chose, celle de savoir s’il modifie les sociétés et les cultures, voire l’économie, la science et la politique, en est une autre. On devine cependant que les deux questions ne sont pas étrangères : si l’usage de l’Internet (ou de n’importe quelle technique) modifiait de façon SIGNIFICATIVE et DURABLE le cerveau de la plus grande partie de la population, la société en serait évidemment modifiée. On a remarqué que l’hippocampe des chauffeurs de taxi londoniens était plus développé que la moyenne : nulle surprise puisque l’hippocampe est particulièrement sollicité par l’orientation et la navigation – on ne saurait affirmer pour autant que la société britannique en est bouleversée !

 

A l’inverse, l’apprentissage de la lecture semble bien avoir pour effet de recycler durablement le fonctionnement de certaines zones du cerveau (Dehaene, 2007). Par conséquent  toute société de lecture-écriture en est affectée à un degré ou un autre, et ne saurait « fonctionner » tout à fait comme une société sans écriture. De là à considérer que la lecture-écriture est bien plus qu’une technique de transmission de l’information mais, au moins à un certain degré, une activité créatrice qui s’apparente à l’art, il n’y a qu’un pas. Et si, comme on peut le penser, les œuvres de l’art ont pour effet d’élargir notre vision du monde, alors oui l’écriture-lecture modifie notre façon de penser, la nôtre et celle de la société[3].

 

Il serait donc a priori plausible que l’Internet, à l’instar de la lecture, modifie par son usage même le cerveau des internautes, et donc de proche en proche la plus grande partie de la société, mais j’avoue mon scepticisme. On peut par exemple prétendre à bon droit qu’un usage anarchique de l’Internet diffracte l’attention (thèse soutenue par le philosophe Daniel Dennett), mais une bonne éducation dans ce domaine corrigerait ce biais inopportun - la société n’a probablement pas de raisons évidentes d’en être durablement perturbée.

 

Plus intéressante, et surtout plus « réaliste », me paraît la question de savoir si ce sont les techniques, (dont l’Internet) qui modifient d’une façon ou d’une autre le fonctionnement de la société, les relations de pouvoir, ainsi que nos croyances profondes, sans nécessairement passer par une étude préalable de l’incidence de ces mêmes techniques sur le cerveau (d’autant que pour l’instant, à quelques exceptions, nous sommes loin de posséder les connaissances neurologiques requises).

 

L’examen minutieux d’un assez grand nombre de techniques semble bien corroborer mon hypothèseliminaire (j’en étudie une bonne dizaine au chapitre II) : les techniques accusent certains changements culturels et sociétaux mais dont les origines sont souvent bien antérieures. En d’autres termes, elles peuvent activer et amplifier le changement, mais n’en portent pas in fine la responsabilité.

 

Un exemple, la révolution verte, impulsée par quelques grandes fondations américaines dans les années 1960, avait pour objectif de tirer de la pauvreté les populations rurales du Tiers Monde, à l’époque largement majoritaires - en particulier celles d’Asie et d’Amérique latine. Le but était de faire pièce au communisme en suscitant au moyen de dispositifs techniques spécifiques (notamment l’utilisation intensive d’engrais, de pesticides et de nouvelles variétés de plantes à hauts rendements) une certaine prospérité des zones rurales. La révolution verte a provoqué un bond important de la production agricole, même si le niveau de cette ampleur fait encore l’objet de controverses. Elle a eu cependant pour effets, en grande partie inattendus, de renforcer les grandes exploitations et d’accélérer l’exode rural des petits paysans. Explication : seuls les propriétaires des grandes exploitations avaient accès au crédit et au savoir-faire nécessaires à l’utilisation des nouvelles techniques. Lesquelles n’ont pas modifié la nature des rapports riches/pauvres dans les campagnes, mais accentué l’inégalité de ces rapports. Ainsi, au Mexique, les petits agriculteurs endettés ont-ils été contraints de vendre leurs terres avec comme conséquence une plus grande concentration des exploitations (Dufumier, 2004). Au final, on a l’illustration d’un dispositif technique nouveau qui ne change pas sur le fond les rapports sociaux mais en amplifie certains caractères.

 

Autre illustration plus contemporaine : la façon dont une société structure le temps constitue une composante de « sa culture » au sens anthropologique (je reviens abondamment sur ce point au chapitre I et au chapitre II). On serait donc tenté de considérer que les téléphones portables sont susceptibles de modifier la culture d’une société puisque par leur truchement (pour n’insister que sur cet aspect)  la ligne de démarcation du travail et de la vie privée devient de plus en plus ténue. Le fait est difficile à nier : il est significatif qu’un des messages de BlackBerry soit le suivant : « étre au travail sans être au bureau »… Ce ne sont pourtant pas les  portables  qui ont « décidé » un beau matin de rendre de plus en plus captifs les salariés en les livrant à l’intrusion de leurs patrons même pendant le week-end[4] ! Les utilisateurs de portable sont collectivement responsables puisqu’ils ont la « manie » de se rendre disponibles et « transparents » n’importe où et à n’importe quel moment. Un lieu commun est de considérer que la « génération Internet » (les soi-disant digital natives) serait  technologiquement conditionnée à ce besoin de transparence quasi addictif[5]. Mais cette explication n’en est pas une : personne, à ce qu’on sache, n’est capable d’établir une relation de causalité évidente entre les TIC et un tel besoin (on pourrait d’ailleurs en dire autant des jeux vidéos). L’hypothèse selon laquelle cette même génération, par le truchement d’une technique, tenterait d’échapper à la solitude et de se protéger grâce à la présence familière de ses amis, fût-elle médiatisée par un portable, paraît bien plus plausible. On recule, il est vrai, la question, puisqu’il s’agit de savoir pourquoi la pseudo génération-Internet tenterait plus que d’autres de fuir la solitude. Nous y reviendrons, mais imaginer qu’elle n’a jamais vraiment rompu le « cordon ombilical » du fait du maternisme ambiant ne serait peut-être pas la plus mauvaise réponse (même si les jeunes prennent, nécessairement, une certaine  distance vis-à-vis du cercle familial). Une autre conjecture, non exclusive de la précédente, est tout aussi plausible : la pseudo génération-Internet est particulièrement sujette à la précarité - établir un lien quasi permanent avec ses amis serait une façon de se rassurer ensemble dans un monde peu accueillant.

 

L’idée que l’Internet n’est pas une technique ou plus qu’une technique - idée qui  permettrait d’échapper à ma thèse si elle était corroborée - est examinée de près mais résiste difficilement à une analyse attentive, même si quelques doutes subsistent (je suggère au chapitre II que si l’Internet était plus qu’une technique, il le devrait à son usage de l’écriture). Encore faut-il s’entendre sur le concept de techniques – entre la technique équestre du dressage qui semble s’inscrire dans la finalité même de l’exercice et le savoir-faire qui permet d’élaborer un objet industriel voire de conduire une voiture ou d’utiliser tel ou tel logiciel, il y a une marge (Sennett, 2010). Les techniques, dont il est ici question, concernent les savoir-faire qui permettent d’obtenir des résultats finalisés, autrement dit des résultats qu’on ne doit pas confondre avec les techniques qui permettent des les obtenir. Que ces techniques-instruments (donc bien distinctes des techniques qui peuvent constituer des finalités en elles-mêmes comme celles qui sous-tendent certaines activités artistiques – qu’on pense à Braque[6] !) finissent par produire des effets collectifs inattendus, et échappent comme Frankenstein à leurs créateurs, n’est évidemment pas exclu, mais n’a aucune raison de contredire ma thèse qui récuse justement tout déterminisme technologique.

 

Dire qu’il n’y a pas de déterminisme technologique signifie simplement que les techniques ne s’auto-sélectionnent pas – du moins pas encore ! Ce sont des décisions humaines (bonnes ou mauvaises, conscientes ou non) qui sont à l’origine de leurs productions et bien plus encore de leurs usages -  dont certains peuvent être inattendus. Ce sont ces décisions et ces usages (ou affordances) qui devraient nous intéresser au premier chef, quitte à tenter de les infléchir en regard de normes collectives, cognitives ou éthiques que nous jugeons les plus souhaitables – tout en sachant que ces décisions et ces usages s’insèrent eux-mêmes dans des logiques économiques et sociétales dont il est souvent difficile de se départir[7].

 

M



[1] Ce « libéralisme» extrême  à la Milton Friedman, qui s’imposa au monde pendant quarante ans, n’ayant pas grand-chose à voir avec la grande tradition libérale.

[2] Réduite à sa quintessence  cette idéologie, fort bien synthétisée par John Saul (2006, pp. 29-30), peut s’exprimer à peu près comme suit. Les Eats-nations sont voués à dépérir ainsi que les intérêts locaux qu’ils défendent. Le pouvoir de l’avenir appartiendra aux marchés globaux et aux grandes firmes multinationales qui en sont les agents actifs. Ces firmes aux dimensiosn gigantesques se substiueront avantageusement aux Etats. Le règne de l’économie remplacera celui du politique. Ce règne sera celui de la prospérité parce que les marchés libèreront des vagues d’échange formidables , porteuses d’une croissance économique mondiale sans précédents, profitable même aux plus pauvres. Les dictatures ne résisteront pas à la force des marchés et cèderont la place à la démocratie. Par ailleurs, l’endettement des Etats sera balayé, et ainsi la véritable cause des déséquilibres économiques disparaîtra : la croissance sera enfin saine et équilibré. Chacn pourra vaquer librement à la réalisation de ses intérêts et de son bonheur.

[3]  J’examine de façon précise ce problème dans la troisième section du chapitre IV.

[4] Certains salariés, aux Etats-Unis, attaquent leur patron en justice pour  non respect de la vie privée !

[5] Diverses études remettent en cause  le lieu commun selon lequel la « génération Internet » aurait un accès plus facile que les adultes aux TIC – ces études contestent en même temps l’idée selon laquelle  les TIC  devraient  constituer à l’école un  support pédagogique privilégié. Voir notamment  Daniel Moati (2010).

[6] Un critique élogieux disait que Braque n’était pas seulement un grand peintre, mais qu’il s’inscrivait dans la lignée des « bons ouvriers français ».

[7] Au chapitre suivant, je reviens plus en détail sur la nature des techniques.

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